Mr Janvier Litse, vous avez côtoyé des Chefs d’État et personnalités à l’international, mais davantage en Afrique. Dans le cadre de vos fonctions et missions vous avez travaillé et continuez de travailler avec l’État du Cameroun
Pouvez-vous nous dire, quelle image le Cameroun renvoie sur le plan international?
Commençons par le contexte socio-politique troublé par le terrorisme et autres formes d’extrémisme. Comme vous le savez, le Cameroun est certes confronté depuis quelques années aux attaques du groupe Boko Haram dans la Région de l’Extrême-Nord et aux mouvements séparatistes dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, mais demeure un pays relativement stable. Le pays est reconnu comme richement doté en ressources naturelles (pétrole, gaz, bois précieux et minerais), agricoles (cacao, café, coton, manioc, mais etc…) et humaines qui en font un pays résilient à fort potentiel de croissance et de développement.
Paradoxalement, les niveaux de pauvreté restent élevés et stagnants à cause de la faible croissance économique. C’est ici que la pensée de monsieur ADESINA, Président de la Banque africaine de Développement prend tout son sens; « le potentiel ne se mange pas, il faut le transformer en réalité… » nous interpelle encore et avec force et justesse. L’expression « peut mieux faire » que beaucoup d’enseignants et parents connaissent s’applique au Cameroun. Elle s’appliquerait bien également à d’autres pays en Afrique. Une des multiples causes de cette situation est que nonobstant les efforts faits pour décentraliser le pays, le Cameroun est obstinément perçu comme un État dans lequel l’autorité centrale détient la totalité des décisions administratives et financières. Si le bien-fondé de ce mode jacobin d’organisation est la garantie relative de l’égalité de traitement des citoyens, il a généré l’apoplexie au centre et une relative paralysie des Régions et du secteur privé malgré un dynamisme pressenti. Nos États africains doivent se muter en états développeurs et non en contraintes au développement, en tandem avec le secteur privé et toutes les forces et capacités intérieures et extérieures propices.
Vous avez toujours été amené dans le cadre de vos fonctions, à financer les grands projets des pays! Quels sont les projets qui étaient sur votre table concernant le Cameroun? Quel était le sort de ces projets et pourquoi ?
Le portefeuille de la BAD au Cameroun est important et diversifié. Il s’élève à fin juillet 2024 à plus de 2,5 milliards de dollars avec un accent particulier sur les infrastructures de transport comme la route Batchenga-Ntui-Yoko-Tibati avec prolongement prévu sur Ngaoundéré ; l’énergie avec des investissement dans l’usine de pied de Lom Pangar et le projet d’aménagement hydroélectrique de Nachtigal ; et l’agriculture. Le Cameroun, un des pays phares de l’Afrique centrale, qu’il s’agisse de l’espace CEMAC ou de la CEEAC a aussi bénéficié des projets et programmes d’intégration régionale et du protection et sauvegarde du Bassin du Congo. De manière plus spécifique on peut citer la construction de la route Ketta-Djoum entre le Congo et le Cameroun, La route Bamenda-Enugu reliant le Cameroun au Nigeria, et d’autres ouvrages contribuant à l’intégration du Cameroun a la Guinée équatoriale, au Tchad. Le Cameroun a aussi bénéficié d’importants appuis budgétaires. Il est important de souligner que ces projets sont des initiatives du Cameroun et que l’implication de la BAD ne pourrait dans un processus continue, se résumer à ma personne.
De votre regard de technocrate, pensez-vous que le Cameroun soit réellement sur la bonne voie de son émergence ? Si oui Pourquoi ? Sinon qu’est-ce qui peut faire problème et comment y remédier ?
En février 2009, le Cameroun a adopté un ambitieux programme de développement économique et de réduction de la pauvreté intitulé « Vision 2035 ». L’objectif global de ce programme est de transformer le Cameroun en un pays industrialisé à revenu intermédiaire de la tranche supérieure, avec de faibles taux de pauvreté, une forte croissance économique et une démocratie consolidée. Cette vision a été portée par l’adoption du Document de stratégie pour la croissance et l’emploi (DSCE) pour la période 2010-2019, visant plusieurs objectifs, notamment : (a) porter la croissance moyenne annuelle du PIB à 5,5 % ; (b) réduire le taux de sous-emploi de 75,8 % à moins de 50 % en créant des dizaines de milliers d’emplois formels chaque année ; et (c) baisser le taux de pauvreté monétaire de 39,9 % en 2007 à 28,7 % en 2020.
L’ambition de développement s’est aussi récemment matérialisée par l’adoption et un début de mise en œuvre de la Stratégie Nationale de Développement (SND) 2020-2030 avec un accent particulier sur l’industrialisation soutenue par la politique nationale de l’import substitution qui capitalise sur le renforcement de la production locale, la réduction de la dépendance aux importations.
14 ans plus tard, même si l’économie relativement diversifiée du Cameroun a permis au pays de mieux résister, des chocs exogènes et les vagues de violence dans les régions du Nord et de l’Extrême-Nord, ont freiné l’activité économique et poussé les décideurs à réorienter leurs efforts vers les enjeux sécuritaires avec une forte hausse des dépenses y relatives.
C’est pourquoi plusieurs indicateurs socioéconomiques clés ont dévié des objectifs de la Vision 2035 et les années de croissance ont eu peu d’incidences sur le bien-être des ménages. C’est aussi pourquoi pendant que les agrégats macroéconomiques classent le Cameroun dans la catégorie des pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure, ses indicateurs sociaux sont plus proches des moyennes des pays à faible revenu, avec par ailleurs de grandes inégalités entre les régions d’une part et les zones rurales et les zones urbaines d’autre part.
Nous sommes aujourd’hui à 10 ans de l’objectif de l’émergence c’est-à-dire de la transformation du Cameroun en un pays industrialisé à revenu intermédiaire de la tranche supérieure. L’atteinte de cet horizon qui porte promesse nécessite une réévaluation de l’efficacité globale de l’action gouvernementale. Dans cette perspective des efforts remarquables de mobilisation des ressources internes ne porteront fruits que s’ils s’accompagnent d’investissements croisés et concomitants dans (i) la gouvernance du pays et plus de célérité dans la mise en œuvre des infrastructures ; (ii) la création d’un cadre vraiment porteur pour le secteur privé ; et (iii) la réévaluation de l’efficacité des dépenses publiques.
Permettez-moi de placer le présent et l’avenir du Cameroun dans un contexte global africain et même mondial. En effet, le Cameroun doit s’inscrire avec succès dans l’immense programme de transformation tel que prôné par l’UA dans l’Agenda du centenaire 2063 pour « l’Afrique que nous voulons ». La bonne gouvernance et la croissance sont parmi les moteurs de la transformation et de l’émergence, Pour atteindre des taux de croissance économique élevés de 7 à 8 % par an pendant une période prolongée de 40 ans, des taux d’investissement supérieurs à 33 % du PIB sont nécessaires pour quadrupler le PIB. C’est à ce prix, selon la BAD que les pays africains émergeront. Il donc imperatif pour nous tous, de passer d’une philosophie qui interprête la société à celle qui la transforme, et nous sommes tous concernés.
Certains pensent que le Cameroun a régressé en prenant les exemples tels que: « le Cameroun prêtait de l’argent certains pays: le cas de la Corée du Sud, il y a quelques décennies mais aujourd’hui, la vapeur est renversée »! Que dites-vous à ce sujet ?
Je ne sais pas si le Cameroun a prêté de l’argent à la Corée du Sud mais j’ai, quand j’étais Directeur de la planification et du Budget à la Banque Africaine de Développement, organisé avec le Gouvernement Coréen, la visite des Ministres du Plan des pays africains en Corée. Je peux donc en dire un ou deux mots. Les statistiques montrent que la Corée du Sud est une réussite économique d’une ampleur et d’une rapidité d’autant plus exceptionnelles que le pays est dépourvu de richesses naturelles. En 1960, le Produit intérieur brut nominal par habitant de la Corée du Sud, comparable à celui de quelques pays africains, était de 1674 dollars EU. En 2023, le PIB par habitant du pays, 33121 dollars EU, tutoie celui des pays développés. La Corée du Sud a su transformer ses faiblesses en opportunités, avec pour principal mécanisme de développement l’industrialisation à forte intensité de main d’œuvre bien formée et orientée vers l’exportation. C’est l’un des exemples les plus marqués de l’intervention de l’État qui dans l’économie trace les lignes directrices et choisit les principaux partenaires industriels pour la mise en œuvre des différentes filières. C’est le cas de la sidérurgie et des nouvelles technologies de l’information. C’est aussi celui de l’État développeur dont j’ai fait allusion plus haut. Ainsi, un coréen né ou une coréenne née dans les années 1950, qui a donc grandi dans un des pays les moins avancés de notre planète vit aujourd’hui dans l’un des pays les plus riches et innovants dont la performance ne dépend pas des ressources naturelles. La priorité absolue donnée à l’éducation, à l’excellence et sans doute le vote et la mise en œuvre de la loi anti-corruption qui a permis l’épuration de fonctionnaires véreux constituent des avantages décisifs dans le processus de développement du pays dont la Banque mondiale prédit qu’il fera partie en 2025 des six pays qui fourniront la moitié de la croissance mondiale. Tout n’y est pas parfait certes mais sur certains points c’est un exemple à suivre.
Que pouvez-vous dire sur la politique du Président PAUL BIYA concernant le développement socio-économique du Cameroun en 42 ans de pouvoir ?
À certains égards les politiques du Président Biya s’écrivent dans les mêmes alexandrins que ceux de la Corée du Sud avec notamment la loi anti-corruption, l’adoption de la politique de substitution de la production nationale aux importations, la création de grandes institutions publiques, l’importance accordée à l’éducation mais au Cameroun la mise en œuvre de certaines de ces politiques se fait en prose et sans suivi rapproché. Un tel suivi aurait, me semble-t-il, permis des résultats plus probants, mettant le Cameroun dans le peloton de tête des pays africains en matière de performance et développement économique. Le Cameroun se place en bonne place en Afrique centrale, mais in fine en termes de résultats « peut mieux faire ».
En 42 ans de pouvoir du Président PAUL BIYA quels ont été les points positifs dans sa politique de développement socio-économique et comment les camerounais peuvent-ils capitaliser cela?
Le Président PAUL BIYA est mû par la patience, et la patience ignore toutes formes de desespoir.
Oui il y’a des points positifs. Tout le monde (à moins de mauvaise foi) s’accorde sur le Président comme initiateur de libertés, notamment celles d’expression qui s’illustrent à travers des parutions quotidiennes de nombreux médias aux lignes éditoriales aussi diverses que variées et qui critiquent ouvertement
le Président et son Gouvernement. De même, on le reconnait comme pionnier d’un pluralisme politique formel. Sans oublier la création de plusieurs entreprises et institutions. En effet, concernant l’univers politique, la réalité exhibe la présence marquée du RDPC qui peut revendiquer une occupation totale du territoire national, faisant de lui un parti national contrairement à beaucoup qui ont un ancrage régional sinon départemental. Le développement s’accompagne de ces libertés d’expression et d’association souvent jugées fondamentales. Par ailleurs, des progrès ont été faits pour doter le Cameroun d’infrastructures routières et énergétiques mais leur mise en œuvre a souvent été très lente et leur impact anéanti par la croissance rapide de la population en général, et urbaine en particulier. Ainsi dit, il est nécessaire de renforcer ces acquis en mettant un accent particulier sur le renforcement des capacités des associations citoyennes, dispenser des cours d’éducation civique, éduquer les citoyens à la culture de l’évaluation des pouvoirs publics pour construire les valeurs qui serviront de socle aux choix économiques.
La perfection n’est pas de ce monde mais le Cameroun a un potentiel énorme en termes de ressources naturelles : or, pétrole, gaz, fer, diamant, bois, cobalt, les terres agricoles, le capital humain…Bref, le Cameroun a ce qu’il faut pour être un pays émergent à l’horizon 2035 . Dites nous en tant que grand économiste, comment le Cameroun peut capitaliser tous ces aquis et atteindre son émergence comme le veut ardemment PAUL BIYA, Président de République du Cameroun, Chef d’État ?
J’ai mentionné plus haut l’importance de (i) la gouvernance du pays et plus de célérité dans la mise en œuvre des infrastructures ; (ii) la création d’un cadre vraiment porteur pour le secteur privé ; et (iii) la réévaluation de l’efficacité des dépenses publiques. Je voudrais m’y appesantir un peu plus.
• En 2024, lindice MO IBRAHIM de la gouvernance en Afrique classe la Cameroun 39/ 54 avec une note globale de 42,9 sur 100.
• par ailleurs, l’indice de perception de la corruption de Transparancy International de 2023 classe le Cameroun 140e ; même si en 2022 le Cameroun était 142e, il n’y a pas de quoi crier victoire. La position du Cameroun témoigne de la persistance du fléau malgré la pléthore d’institutions créées pour le juguler. C’est l’économie qui en pâtit et c’est le peuple qui en souffre au vu et au su de tout le monde. La corruption est un véritable problème de développement. C’est un cancer qui érode la compétitivité et la crédibilité de l’économie. Elle nuit aux pauvres, elle nuit aux personnes vulnérables en augmentant les coûts et en réduisant l’accès aux services de base.
• Certaines politiques et pratiques affectent le climat des affaires. Il est important de scruter l’évaluation du rapport « doing business » de la Banque mondiale sur le Cameroun et travailler, y compris avec le secteur privé sur les points qui requièrent améliorations, Il en est de même pour le rapport Mo Ibrahim
• La Fonction publique est le principal vecteur de la corruption au Cameroun. Elle est prédatrice sans remords des ressources publiques par la « privatisation » des services publics pour lesquels les agents sont pourtant payés. Dans certains secteurs, la norme parfois tolérable qui est de compenser volontairement après service rendu s’est muée en paiements obligatoires avant service. Beaucoup de fonctionnaires captent tellement de ressources de cette « privatisation » des services publics que chaque jour de travail manqué (congés, maladie ou toute autre contrainte) se mesure en gros coûts d’opportunités. Il est plus que jamais important de créer une Fonction publique vertueuse avec des agents qui mettent résolument leurs organes en marche pour le développement du Cameroun.
L’autre manifestation de la corruption, ce sont ces absences irrégulières et absences sans justificatifs de agents qui perçoivent pourtant leurs salaires sans contre-partie. C’est le lieu de reconnaître les efforts fournis par le Gouvernement pour éradiquer ce fléau.
Il y’a certes des corrompus qui sont tombés sous le coup de la loi et se sont retrouvés en prison, mais la persistance de la corruption, voire, son intensification dans certaines domaines, laisse penser que les méthodes de repression doivent être considérablement durcies. Le Ghana, à une période de son histoire, était plus corrompu que le Cameroun. Comme mécanisme de dissuasion, les autotités ont utilisé d’une part le fusil, et la justice comme figures tutélaires de la force de repression et de l’arbitraire mais, aussi comme symbole de protection, et d’autre part, un discours à substrat moral où l’imputabilité justice sociale, probité étaient élevés en valeurs cardinales. L’alliance des deux éléments a permis de réduire considérablement la corruption, le Cameroun n’est pas le Ghana c’est vrai, mais, il lui faut trouver une méthode et un mécanisme plus dissuasif contre la corruption que des simples condamnations.
. Entreprises publiques
Les entreprises parapubliques jouent un rôle majeur dans l’économie camerounaise. On en dénombre Environ 150 dont environ 60 entreprises publiques présentes dans tous les grands secteurs avec environ 40 000 employés. Globalement, les entreprises publiques absorbent une part importante du budget public au moyen des subventions directes de leurs activités d’exploitation et dépenses d’équipement, de de recapitalisations sur fonds publics, de garanties publiques de leurs prêts commerciaux et de rétrocessions de prêt dépenses publiques. Leur niveau de dette associé de mauvais résultats pose des risques budgétaires non négligeables. En effet malgré les importantes subventions beaucoup enregistrent des pertes d’une part du fait de leur management et d’autre part, pour certaines, à cause de l’accumulation des arriérés des autres services publiques. Mis à part les efforts continus du gouvernement camerounais pour réformer les entreprises publiques, d’autres réformes additionnelles (rotation des PCAs et de Directeurs Généraux, des ressources humaines, gestion de la dette) devraient être envisagées afin d’améliorer leur performance.
• Il est désolant de voir que les ressources si durement mobilisées (par les Finances et le Plan) soient utilisées de manière peu efficiente dans certaines composantes du budget. La masse salariale officielle du pays (environ 4,5 pourcent du PIB) est inférieure à celle des pays pairs, mais elle est faussée par un recours excessif aux compensations non salariales des fonctionnaires, y compris un système d’indemnités journalières pour compléter le salaire officiel des fonctionnaires qui participent à des comités, des commissions ou des réunions spéciales. Cette pratique des indemnités journalières a donné lieu à une prolifération de comités et de réunions, à des retards dans les processus administratifs et les prises de décision. Par exemple le Comité constitué en 2017 sur les péages routiers a mis plus de 5 ans pour faire des propositions. Cette pratique a également aggravé les inégalités du système de rémunération du fait que toutes les catégories d’agents de la fonction publique n’y ont pas accès. Il est important que la mise en œuvre de l’engagement du Gouvernement pour une réallocation des dépenses soit accélérée afin de dégager l’espace budgétaire pour le financement des secteurs sociaux et infrastructures notamment.
Merci Majeste Janvier K. Litse, d’avoir répondu à nos questions pour le bonheur de nos millions de lecteurs!